mercredi 26 février 2014

Le gadjo retrouve ses racines

Dans la rue les piétons flânaient, cette portion de quartier parisien semblait calme pour une fois. Pour un jeudi. Le silence bienveillant continuait de plus belle et le troquet se transformait en palais aux mille reflets de lumières irisées. Je sentis au fond de moi sourdre un début de tempête. Comment dire ? Chez nous, les gitans, tziganes et autres nomades aux racines millénaires les choses arrivent parfois de façon extrêmement étrange. L'initiation avait commencé. Au vu de tous mais pas au su, bien sûr. Ils ne voyaient rien. Les gadjés et même la plupart de mes frères de sang ont perdu beaucoup depuis qu'ils solidifient le monde et que leur matérialisme pompeux ou peureux dirige les moindres actes de leur insignifiante vie. Complètement projetés sur la scène de leurs fantasmes les pauvres. Victimes de leur constante distraction et de leurs peurs. Pub, télé, politique, pouvoir d'achat, pouvoir tout court, chômage, société, loisirs, catastrophes, sexualité, information, dans le désordre et sans intérêt.
Je pouvais voir, entendre, sentir avec une lucidité et une sensibilité sur-multipliée, je pouvais même capter les mouvements mentaux des êtres dans le bistrot , dans la rue et aux alentours. Je vivais dans une vaste fresque  multidimensionnelle sans avoir pris d'autre drogue qu'un modeste verre de vin. Tout semblait simple, riche de vie et pourtant je distinguais avec netteté toute les douleurs, les souffrances de tout acabit qui me traversaient comme autant de flèches acérées et empoisonnées. J'étais libre de toute peur et contemplais pourtant un spectacle où douleur et beauté fusionnaient...Je commençais enfin à voir le monde, à capter un peu de sa réalité. Ma lucidité était un phare. À la fois lumière intérieure et puissante clarté s'offrant à tout va. Le cœur qui jouissait de ses propres  rythmes dans ma poitrine, chaud et heureux voulait donner, donner et donner encore, partager - cela était évident - ce moment extrême de vastitude auquel j'étais tout sauf habitué...
Cette expérience m'avais semblé durer des heures, une éternité.L'intensité diminua d'elle-même et j'entendis l'écoulement harmonieux d'un liquide dans un verre, c'était le kirvo qui me servait un autre verre de vin...
( à suivre )