lundi 24 mars 2014

L'aventure commence

Depuis quelques jours les choses s'étaient précipitées. La fin de mes prouesses guerrières et donc de mon contrat à la légion, la retrouvaille inopinée au cœur du quartier latin avec mon parrain tzigane , mystérieux en diable, charismatique et invisible tout à la fois, sage, silencieux et dont l'ascendant sur ma personne ne faisait aucun doute d'autant mieux que ma ferveur à son endroit datait de mon enfance et ne s'était jamais démentie. Dans mon clan les choses n'arrivent jamais "par hasard" comme on dit. Non pas qu'il existe un "plan supérieur guidant la destinée" ce concept, dans ma famille, était absurde et bien loin de l'idée de providence à la quelle nous étions si attachés et qui se  mesurait à l'aune de la force de caractère et de la foi que l'on mettait à vivre. L'éducation, par chez nous, n'était pas une mince affaire. Depuis le fond des siècles nos familles avaient du lutter contre moult sortes d'adversités à travers toutes les contrées traversées, les cultures diverses rencontrées auxquelles nous devions nous adapter grâce à " l'intelligence du voyage ", cette capacité à absorber les us et coutumes sans pour autant renier nos traditions. Ces traditions restèrent intactes dans le secret le mieux protégé du monde pour ne pas risquer la souillure profane. Malgré la vaste dégénérescence de ces temps troublés où les familles nomades se retrouvent coincées dans des sociétés sans feu ni lieu réels, sans foi ni loi qui comptent à nos yeux, sédentarisées par la force des choses ou nomades mais rejetées comme du foin, malgré la disparition dans l'oubli de ces traditions extraordinaires qui nous permirent de traverser avec bonheur tous les espaces-temps, il restait un noyau invisible et invincible, j'en était persuadé, dont mon parrain, kirvo, était l'un des derniers dépositaires. Toute mon éducation était basée sur ses enseignements. Mes parents m'avaient offert la chaleur d'une famille unie et le kirvo trônait au centre, respecté - et craint - de tous. C'est grâce à lui que j'avais pu digérer toutes mes folies de jeunesse et en dernier lieu cet engagement guerrier extrême qui m'avait quelque peu calmé tout en m' ouvrant les yeux sur ce monde de désolation. Aujourd'hui, une nouvelle ère avait commencé, je le sentais avec une vigueur lumineuse, concentrée, définitive. Comme un avenir d'aventures au sens chevaleresque et initiatique du terme, tel que Chrétien de Troyes l'avait énoncé dans ses récits sur la quête du Graal. Eh oui, les petits gitans illettrés c'était du passé pour moi. Mon parrain m'avait appris à lire, à écrire, à fréquenter l'école ( à laquelle j'aurais pu échapper malin comme j'étais ) et en plus m'avait forcé, un comble, à passer trois années en Sorbonne pour y obtenir une licence en lettres classiques. Du jamais vu pour un petit tzigane qui ne rêvait que de plaies et bosses, de combines et de fêtes joyeuses entre copains. Le kirvo avait vu mon potentiel et avait su discerner dans ces moments de douce rêverie où je m'évadais parfois, une disposition innée pour quelque chose de plus, une disponibilité à un monde plus vaste que celui auquel la plupart de  mes congénères étaient destinés. Il voulait, je venais d'en prendre conscience aujourd'hui, un héritier spirituel pour continuer la longue lignée de vieux tziganes détenteurs d'un savoir remontant à l'aube de l'humanité et peut être plus encore...
( à suivre )

mercredi 26 février 2014

Le gadjo retrouve ses racines

Dans la rue les piétons flânaient, cette portion de quartier parisien semblait calme pour une fois. Pour un jeudi. Le silence bienveillant continuait de plus belle et le troquet se transformait en palais aux mille reflets de lumières irisées. Je sentis au fond de moi sourdre un début de tempête. Comment dire ? Chez nous, les gitans, tziganes et autres nomades aux racines millénaires les choses arrivent parfois de façon extrêmement étrange. L'initiation avait commencé. Au vu de tous mais pas au su, bien sûr. Ils ne voyaient rien. Les gadjés et même la plupart de mes frères de sang ont perdu beaucoup depuis qu'ils solidifient le monde et que leur matérialisme pompeux ou peureux dirige les moindres actes de leur insignifiante vie. Complètement projetés sur la scène de leurs fantasmes les pauvres. Victimes de leur constante distraction et de leurs peurs. Pub, télé, politique, pouvoir d'achat, pouvoir tout court, chômage, société, loisirs, catastrophes, sexualité, information, dans le désordre et sans intérêt.
Je pouvais voir, entendre, sentir avec une lucidité et une sensibilité sur-multipliée, je pouvais même capter les mouvements mentaux des êtres dans le bistrot , dans la rue et aux alentours. Je vivais dans une vaste fresque  multidimensionnelle sans avoir pris d'autre drogue qu'un modeste verre de vin. Tout semblait simple, riche de vie et pourtant je distinguais avec netteté toute les douleurs, les souffrances de tout acabit qui me traversaient comme autant de flèches acérées et empoisonnées. J'étais libre de toute peur et contemplais pourtant un spectacle où douleur et beauté fusionnaient...Je commençais enfin à voir le monde, à capter un peu de sa réalité. Ma lucidité était un phare. À la fois lumière intérieure et puissante clarté s'offrant à tout va. Le cœur qui jouissait de ses propres  rythmes dans ma poitrine, chaud et heureux voulait donner, donner et donner encore, partager - cela était évident - ce moment extrême de vastitude auquel j'étais tout sauf habitué...
Cette expérience m'avais semblé durer des heures, une éternité.L'intensité diminua d'elle-même et j'entendis l'écoulement harmonieux d'un liquide dans un verre, c'était le kirvo qui me servait un autre verre de vin...
( à suivre )